CAHIER N°70
LE SILENCE ASSOURDISSANT DE LA CARENCE : QU’EN DIRE AUJOURD’HUI ?
Paru en mai 2024.
par le Dr Caroline Mignot
La carence ou les carences sont des entités connues de longue date. Mais si elles sont connues, voire même sans doute mieux repérées, elles sont restées trop longtemps sous silence, « silence assourdissant » que nous voulons revisiter aujourd’hui !!
Considérées comme une sorte de fatalité liée à la précarité, les effets délétères à long terme sur le développement de l’enfant ont été insuffisamment pris en compte. Nous avons développé une sorte de surdité, une incapacité à les considérer comme de véritables maltraitances.
Décrites par René Spitz, John Bowlby ou Geneviève Appell les carences institutionnelles ou intrafamiliales sont en lien avec des limites de compétences parentales ; entre protection et rejet de l’enfant, il ne faut pas méconnaitre les carences dorées des milieux favorisés qui cultivent la discontinuité dans les soins aux enfants. Quoi qu’il en soit la souffrance de l’enfant est la même face aux carences :
- discontinuité dans les relations, ne permettant pas d’attachement, solide et structurant, relation faite d’inconstance, de manque de disponibilité et d’imprévisibilité,
- Entrainant chez les enfants une « brisure psychologique » précoce avec des ruptures des relations qui sont au long de la vie vécues comme dangereuses, avec la mise en place défensive d’une crainte majeure de s’attacher de la part de ces enfants,
- Ils vont se présenter alors avec des variations émotionnelles faites d’agressivité au risque d’être rejetés et de régressions massives. Difficile à rattacher à leurs causes et complexes pour les professionnels que ces manifestations laissent, oh ! combien, démunis.
Nous avons tous ici été confrontés à ces enfants « gris » insatisfaits, sans estime de soi, que je qualifierais comme de grands blessés de la relation avec des mouvements émotionnels incontrôlables, des colères clastiques, une intolérance à la frustration. Quoi qu’on leur apporte, ils ne sont jamais satisfaits. Ils accaparent le temps, l’espace, l’énergie. Troubles de la motricité, troubles du langage, appauvrissement sensoriel complètent le tableau clinique.
Il nous faut donc
- trouver des espaces de co-construction réfléchie pour comprendre le sens de ces manifestations et tenter d’éviter les échecs répétés,
- trouver et adapter des conditions éducatives, pour leur permettre d’expérimenter de nouvelles relations en leur offrant un espace de sécurité et de confiance constant et stable tout en prenant en compte la fragilité de la relation,
- tenter d’amener ces enfants, à prendre le risque d’aimer, de s’attacher en détricotant le corollaire pour eux : de perdre, de se sentir abandonnés. Alors, intervenir mais quand ? Comment ?
Que mettre en regard, des défaillances parentales de ces parents qui ne peuvent donner que ce qu’ils ont reçu ; en parallèle comment faire avec leur peu de capacités tout en assurant la protection des enfants ? Certes ces parents ont le droit et le besoin d’être aidés, soutenus, mais sans perdre de vue le temps nécessaire de cet accompagnement peu compatible avec le temps de l’enfant Car il en va de notre responsabilité de garantir le développement de cet enfant, au regard de ses besoins.
En tant que professionnels nous sommes alors pris, dans une position éthique complexe entre le « moindre mal » et l’idéal social.
Quel est le curseur au-delà duquel l’exercice et le rôle parental deviennent inacceptables face aux besoins de l’enfant ? On voit combien des évaluations solides partagées en pluridisciplinarité sont nécessaires pour trouver :
- Quand et comment s’autoriser à intervenir ?
- la juste mesure entre tolérance, accompagnement et recours au judiciaire.
- la juste position éthique au cas par cas pour assurer la continuité dont ces enfants ont particulièrement besoin.
L’absence de réponses adéquates et adaptées aux besoins primaires enraye le processus de développement neuronal. La discontinuité des premiers liens va resurgir à des moments clés, de séparation, de deuil, de déménagement, de perte, de vacances avec une angoisse d’abandon au premier plan, comme le souligne Michel Lemay. Si nous n’avons pas conscience des effets délétères à terme et de l’incroyable impact des carences précoces sur le développement futur des enfants, alors nous serons d’éternels pompiers.
Toutes ces questions seront abordées et travaillées ensemble au fil de cette journée ….